Quinze heure. Tu as quitté le campus il y a un peu plus d'une demi heure afin de te rendre au port de Sydney. Tu es quand même passée prendre ta boisson préférée chez Starbucks, un mocha caramel, avant de te rendre à destination. Cet après-midi, tu vas passer du temps avec le club de plongée sous-marine, comme deux fois par semaine depuis un an maintenant. C'est probablement la chose dont tu étais le plus excitée en arrivant ici. T'as toujours adoré l'eau, l'océan. Quand tu étais petite, tu rêvais de devenir une sirène, comme Ariel dans ce dessin-animé que tu regardais en boucle à un tel point que t'en avait saoulé tes frères et sœurs. En grandissant, t'as rêvé de pouvoir prendre le large, d'embarquer sur un navire et de voguer loin d'ici. Aucun de ces deux rêves ne se sont réalisés, mais t'as trouvé en la plongée une sorte d’échappatoire. Un compromis. Il t'est permis de visiter les fonds marin, d'admirer le récif, et de rester à Sydney en même temps. Tu arrives sur le ponton, il n'y a pas grand monde à cette heure-ci. Juste quelques pêcheurs revenant de la pêche et des touristes perdus entre les bateaux. Tu te dirige vers l'un d'eux, celui qui appartient aux universités. Le seul inconvénient de ce club, c'est que les étudiants de Hawk et de Howard sont mélangés. C'est déplaisant, mais surmontable. Heureusement, vous ne pouvez pas parler sous l'eau. Dieu merci. Tu montes sur l'embarcation et pénètre dans la cabine dans laquelle tu enfile une combinaison de plongée. Pendant ce temps là, quelques autres personnes arrivent. Vous ne serez pas nombreux aujourd'hui, les cours viennent à peine de reprendre et certains étudiants ne sont même pas encore arrivés. Mais tu préfères ça, quand il y a moins de monde. Vous vérifiez l'équipement, et tu écoutes pour la énième fois les instructions du moniteur. Il les répète à chaque début de cession, si bien que tu les connais par cœur. Tu pourrais quasiment donner le cours à sa place. T'enfile tes lunettes de plongée, tes palmes et ta bouteille d'oxygène puis tu t'assoies au bord du petit bateau qui file en mer à vive allure. Dans quelques minutes il va s'arrêter et tu vas te laisser tomber en arrière. C'est exactement ce qui se passe. Tu te laisse submerger par l'eau froide, les yeux fermés. C'est le moment que tu préfères. Tu te laisses couler un peu. Puis tu te permets de regarder autour de toi. À chaque fois tu es subjuguée par la beauté des profondeurs. Et tu te mets à nager. Tu oublies tout. Tout ce qui peut se passer à la surface. Tu observes les poissons colorés, les algues et anémones qui dansent au fond de l'eau. Puis une forte douleur t'immobilise un instant. T'as l'impression que ta tête va exploser, ta vue devient trouble, ton souffle est coupé.

T'en reviens pas de t'être pris un rocher. Tu te sens stupide. Une stupide gamine trop occupée à s'extasier devant les poissons pour regarder devant elle. Tout s'est passé vite après ça. Quelqu'un t'a remonté à la surface sans que tu lui demande quoi que ce soit et on t'a ôté ton équipement pour t'allonger. Une main ensanglantée après l'avoir passé sur ta tempe, des éclats de voix et des visages fermés ou inquiets. T'avais envie de leur dire que tu allais bien, mais personne ne t'a demandé ton avis. Tout s'est enchaîné. Un coup de fil, la terre ferme, une ambulance à toute vitesse sirènes hurlantes. Puis tu te retrouves allongée dans un lit peu confortable aux urgences de l'hôpital. T'es heureuse d'être majeure, qu'ils ne soient pas obligés d'appeler tes parents. T'imagines la terreur de ta mère, et ton père qui quitte son bureau à la hâte. Non, heureusement ça ne se passera pas comme ça. Personne ne sera au courant. Pas avant qu'ils te voient avec un énorme pansement sur la tête en tout cas. Tu laisses une infirmière nettoyer maladroitement ta plaie et la désinfecter. Elle n'a pas l'air très âgée. Elle doit avoir vingt cinq ans, et est sûrement encore étudiante. Tu n'aurais pas pu faire médecine, la vue du sang te donne envie de vomir. Du coup, tu as beaucoup d'admiration pour les gens qui se lancent dans cette voie. Comme Garett. Garett qui tire subitement le rideau qui te cachait. Garett dont le visage est déformé par l'effroi. Qui l'a prévenu ? « Je vais bien. » T'essayes de le rassurer comme tu peux, mais tu sais pertinemment que ça ne sera pas efficace.

Tu te lèves encore et toujours aux aurores, comme si une horloge interne est greffée sur ta peau. Tes yeux s’ouvrent à 7 heures et tu t’extirpes des draps d’un bond. Puis, tu traines ta carcasse jusqu’à la salle de bain. La sensation de l’eau chaude sur ton corps a le don de te détendre. Tu en ignores la raison, mais tu te sens stressé ces derniers temps. Tout s’enchaîne vite sans que tu ne puisses le comprendre. Les choses changent à une vitesse folle, te faisant subir à contre cœur ces changements. Comme toujours, tu subis les choses, car tu n’oses pas changer les règles, par manque de confiance en toi, ce que tu as toujours cruellement manqué. Cette confiance en toi-même ne t’est jamais venue, contrairement à tes frères et sœurs que tu envies pour cela. Cette tendance à toujours te questionner ne te quitte jamais, c’est devenu une habitude à la quelle tu ne déroges jamais, à chaque geste, à chaque parole. Tu doutes et réfléchis énormément avant d’agir, sans doute ta plus grande faiblesse. Celle de ne jamais laisser parler tes pulsions, tes émotions que tu refrènes au plus profond de ton âme. Cela fait de toi le plus introverti de la famille Howard. Le moins démonstratif, celui qui passe toujours inaperçu. L’homme invisible, bizarre pour certains. Mais c’est ainsi qu’est ton caractère, malgré les efforts de ta mère à t’ouvrir un peu plus aux autres. Tu n’as jamais vraiment réussi à t’accoutumer à la vie en communauté. Le besoin de t’isoler t’anime lorsque trop de personnes s’amassent autour de ta personne. Alors, tu t’enfermes et te crée une sorte de bulle qui te rend inaccessible. Dans tout ce bordel, ta boule d’oxygène est la science, lire des bouquins sur le corps humain te passionne, tu peux y passer des heures. Heures que tu ne vois pas défiler tellement tu es dans ton monde, à ta place.
Mais s’il y a bien une chose qui te fait sortir de tes gonds, c’est voir tes petites sœurs blessées ou embêtées par des idiots. Tu te souviens encore du collège où tu n’avais pas hésité à en venir aux mains pour défendre Tessa. Ce genre de truc, tu le ferais de nouveau sans hésiter une seule seconde. Elles sont tout pour toi. Et ton impulsivité le démontre aisément. Cette facette protectrice peut paraître attachante, mais elle est aujourd’hui synonyme de discordes entre toi et ta petite sœur. Celle-ci a grandi, changé. Sa volonté de liberté se heurte à ta protection habituelle. Tu as la sensation qu’elle te déteste car tu n’es plus au courant de rien concernant sa vie.

Aujourd’hui, tu travailles à l’hôpital toute la journée. Les urgences sont bondées, comme la plupart des jours. Rares sont les fois où ce n’est pas un véritable bordel là-dedans. Vêtu de ta chemise blanche, tu voyages entre les chambres et les couloirs sans arrêt. Entre les gens bourrés, bizarres et les bobos, tu ne sais plus où donner de la tête. Mais la panique ne te prend pas, tu es habitué à une telle ambiance. Désormais en neuvième année, tu as beaucoup d’expérience, ce qui te sert. Alors que tu es à l’accueil en train de remplir un dossier, un de tes collègues t’interpelle en t’annonçant l’arrivée de ta sœur aux urgences. Ton sang fait un tour et tu t’empresses de la rejoindre. Sans aucune délicatesse, tu tires le rideau pour dévoiler Tessa, installée dans le lit avec un pansement autour de la tête. Tu sens ton cœur s’emballer, tandis que tu retires le rideau afin de garder un peu d’intimité. Le visage inquiet, tu te tournes vers la jeune fille, mal en point.

- Comment tu t'es fait ça ? T’es sûre que ça va ? T’as pas envie de vomir ? Pas de vertiges ? Pas de douleurs au niveau de la nuque ?

Tu aurais dû te douter qu'au moins un membre de ta famille serait au courant de ton accident. Après tout, Beryll travaille à l'hôpital, et Garett y est interne et y passe donc une grosse partie de son temps. Tu as été stupide de penser que tu pourrais repartir tranquille, sans avoir à subir d'interrogatoire. Si Beryll t'aurait fait la morale et t'aurait limite passer un savon, ton frère, lui, montre la facette trop protectrice de sa personnalité. Quand tu étais petite, son besoin de te protéger constamment ne te dérangeait pas plus que ça. C'était même plutôt pratique. Quand quelqu'un t'embêtait, Garett était là pour te défendre. Comme cette fois où il en était même venu au mains après qu'un idiot t'ait manqué de respect. Tu ne t'en souviens pas trop, de cet épisode de votre vie, t'avais sept ans à l'époque. En tout cas, Garett avait été puni pour ça, et il s'était fait gronder par vos parents. Une fois, Thomas t'a raconté que c'est à partir de ce moment là que Garett s'est renfermé sur lui-même. Et tu trouves ça dommage. Tu as toujours trouvé ton frère trop timide, trop "geek", trop inintéressant. Mais tu l'aimes quand même malgré tout. Sauf que depuis le début de ton adolescence, il a le don de te taper sur les nerfs. Tu aimerais qu'il comprenne que tu n'es plus la petite fille haute comme trois pommes qui a besoin d'être protégée. Tu es une grande fille, tu as besoin de liberté, de vivre ta vie. Tu as essayé de lui faire comprendre à maintes reprises, mais rien n'y fait, il ne change pas. Si bien qu'aujourd'hui, vous ne vous parlez quasiment plus. À vrai dire, à part Thomas et Jules, tu ne fréquentes plus grand monde de la famille Howard.

Tu ne peux t'empêcher de soupirer d'exaspération quand Garett apparaît dans ton champ de vision et commence à te poser une multitude de question. La jeune infirmière, ou interne, tu ne sais pas trop, te regarde avec compassion comme si elle comprenait ton problème. Après tout, les grand frère protecteur ça court les rues. « Accident de plongée, ce n'est rien, je t'assure. » Au fond, c'est ta fierté qui est plus blessée qu'autre chose. Tu ne sais pas comment tu as été assez bête pour faire une erreur aussi stupide. « Pas d'envie de vomir, ni vertiges, ni douleur à la nuque. Je vais bien je t'ai dit. » Tu ne caches pas ton agacement. Pour être honnête, tu as juste envie de partir d'ici. L'infirmière se lève de sa chaise, confirme mes propos en expliquant qu'il n'y a aucun symptôme inquiétant nécessitant un scan, et s'en va. Tu as envie de lui crier de rester pour ne pas qu'elle te laisse seule avec ton frère. Mais à quoi bon ? De toute façon tu as décidé de t'en aller. Tu te redresses en grimaçant et balances tes jambes sur le côté du lit. Tu as la tête qui tourne, mais tu présumes que ça doit être normal avec le choc. C'est chiant, ça t'empêche de bouger rapidement, et tu n'es même pas sûre d'être capable de marcher droit pour le moment. Mais qu'importe, tu vas prendre le bus jusqu'au campus. « Je vais y aller, j'ai quelque chose de prévu ce soir. Merci d'être passé, mais comme tu peux le voir je n'ai pas besoin de toi. » Tu n'as plus besoin de personne. Tu te lèves... Et te rattrapes à la chaise à côté du lit. T'as mal au crâne et tes jambes flageolent.

De toute évidence, un tel incident ne peut rester sans qu’il ne remonte jusqu’à toi. Tu passes la plupart de ton temps à l’hôpital, à régler les problèmes des gens, à suivre le chirurgien. Un jour, tu espères devenir également chirurgien, car pour l’heure, tu n’es que stagiaire, en apprentissage, tu as encore beaucoup à apprendre. Encore de la confiance à prendre, des gestes qui doivent devenir des réflexes. C’est encore loin d’être le cas, et malgré ta bonne volonté, tu as besoin de temps et de pratique pour parvenir à un tel niveau. Voilà pourquoi ta vie se résume à cela. Rien d’autre ne se passe dans sa vie, ou presque. Et quand bien même il n’en parle pas. Son amitié avec Lou doit rester secrète. Même à ta famille, tu dois mentir. Cela n’est pas plaisant, le choix ne t’appartient pas. Malgré tout, tu continues de protéger ta petite sœur, Tessa. Tu as toujours agis de la sorte avec elle, l’épisode du collège est encore ancré dans tes souvenirs. Il a déclenché ta timidité, ou du moins l’a exacerbé. Tu es né ainsi, rien ni personne ne peut te changer, seulement la vie le peut, et encore. Premier homme de la famille, tu prends ce rôle à cœur, voire trop, ton comportement exaspère Tessa, et pour cause, tu l’étoufferais presque. Tu as du mal à prendre conscience qu’elle a grandi, qu’elle n’est plus une gamine. Elle a désormais dix-huit ans. Chose que tu n’acceptes pas pour l’instant. Il le faudra bien si tu ne veux pas la perdre totalement. Rares sont les fois où une dispute n’éclate pas. Un jour, tu sais que le point de non-retour sera atteint. Ce que tu ne souhaites évidemment pas.

Prévenu par un collègue de son arrivée aux urgences, tu t’empresses de la rejoindre et de tirer le rideau pour constater les dégâts. Elle est allongée, sur le lit avec un pansement autour du crâne. Ta bouille devient inquiète tandis que tu lui poses une batterie de questions, un véritable interrogatoire. Les accidents de plongée sont fréquents ces derniers temps. Néanmoins, sa volonté de te rassurer ne marche pas, tu n’es pas convaincu. Finalement, l’infirmière prend la parole, ce qui a le don de te soulager, puis, celle-ci s’en va. Tu te tournes vers Tessa qui se redresse, elle s’agace et veut partir, ce qui est tout à fait compréhensible. Voyant qu’elle se lève et qu’elle se rattrape à la chaise, tu te précipites à ses côtés.

- T’es pas en état de marcher Tessa, il faut que tu te reposes.

Son entêtement t’inquiète et tu crains réellement qu’elle ne fasse une bêtise, elle est mal en point, et tes yeux croisent les siens. Dans ton regard se lit toute ton inquiétude et la tendresse que tu ressens pour ta soeur. Tu ne lui veux que du bien, sauf que tu es maladroit, c'est sans doute ça le pire...